Guernica, l’œuvre engagée de Picasso

Rédigé le 04/04/2023
Frederic André

Esprit Sud Magazine s’intéresse aujourd’hui à une œuvre majeure de l’immense artiste né à Malaga et chef de file du mouvement cubiste, Pablo Ruiz Picasso. Nous avons choisi de décortiquer l’œuvre la plus engagée du célèbre Malagueño, « Guernica ». 



Un bouleversant manifeste pour la paix

Montons à bord de la machine à remonter le temps et cap sur 1937.

La guerre civile fait rage en Espagne. La République Espagnole commande à l’artiste une grande composition pour l’Exposition Universelle de Paris. A peine sollicité, l’artiste exilé dans la capitale française, découvre dans la presse le drame qui vient de se jouer dans son pays natal. Le 26 avril 1937, la ville de Guernica fait l’objet de l’opération « Rugen ». Une flotte allemande de 44 avions de la Légion Condor Nazie et 13 bombardiers de l’Aviation Légionnaire italienne fasciste détruisent littéralement la ville. Légitimé comme étant un appui au coup d’état nationaliste contre la Seconde République Espagnole, ce drame permet au monde entier de découvrir ce qui se passe en Espagne et les atrocités qui s’y déroulent depuis le début de la Guerre Civile. Le choix de cette ville pour cible n’est pas laissé au hasard. Hautement symbolique, elle est située près de la frontière française et a toujours eu pour emblème un chêne multi-centenaire. Ce célèbre « arbre de Guernica » est celui contre lequel les Rois de Castille ont toujours prêté serment de respecter la « loi du for des Basques ». En cette journée noire, les bombes ôtent la vie à 1654 civils et on dénombre plus de 800 blessés.

Par cet acte odieux, Hitler et Mussolini veulent affirmer leur soutien officiel à Franco et aux Nationalistes, face aux Républicains. Picasso est profondément choqué par ce qui se déroule dans son pays natal. Il s’était déjà, l’année précédente, au travers d’une gravure intitulée « Songe et mensonge de Franco » (Sueño y mentira de Franco) positionné contre le dictateur. Il ne peut oublier les récits lus dans la presse, ni les photographies de ce drame. Toute la colère de l’artiste jaillit dans cette œuvre immense. A cette période, l’artiste est épris de Dora Maar. Celle-ci participe aussi à cette impulsion, de par son engagement contre les dictatures, à ce côté protestataire à l’artiste. « Guernica » est un énorme cri de douleur face à la folie de l’humanité. Picasso dit d’ailleurs : « …dans le panneau auquel je travaille et que j'appellerai “Guernica”, et dans toutes mes œuvres récentes, j'exprime clairement mon horreur de la caste militaire qui a fait sombrer l'Espagne dans un océan de douleur et de mort ».

Le 12 juillet 1937, l’Exposition Universelle débute et l’œuvre fait sensation, un peu plus de deux mois après le bombardement. Le petit Pavillon Espagnol qui côtoie les deux imposants pavillons de l’Allemagne nazie et de la Russie, se narguant déjà, est celui qui attire toutes les attentions. L’Espagne Républicaine s’attend à un tableau de propagande. L’artiste brise les formes pour exprimer toute cette violence. La toile devient un instrument de guerre offensif contre les ennemis. Il se raconte aussi que l’artiste s’est entretenu avec l’ambassadeur nazi Otto Abetz. Ce dernier, en plus de ses fonctions militaires est aussi écrivain et grand amateur d’art. Picasso ne laisse rien paraître de leurs rencontres. L’ambassadeur, laissa des écrits relatant ses échanges avec l’artiste, des instants où les deux hommes refont le monde et échangent leurs points de vues. Abetz aurait aussi questionné Picasso sur l’œuvre « Guernica »: « c’est vous qui avez fait cela ? ». La réponse du maître aurait été cinglante : « non, c’est vous ! ».



« Guernica », un étendard de liberté

« Guernica », cette toile de 3m49 sur 7m77 sera exposée jusque fin 1937 à Paris. Le tableau fait ensuite le tour du monde et permet de récolter des fonds pour les réfugiés espagnols en France.

Deux années plus tard, la guerre fait rage et Pablo Ruiz Picasso décide de confier son mythique tableau au Museum of Modern Art (MoMA) de New York City. L’artiste ne dissimule pas ses intentions. Il est hors de question que l’œuvre rejoigne l’Espagne sous la dictature. Pendant ces années de dictature, l’œuvre est interdite sur le sol espagnol. On risque gros si on en possède une reproduction…

Il faut attendre 1981 et le rétablissement de la démocratie avec une nouvelle Constitution pour que la célèbre toile de l’artiste rejoigne le sol espagnol. Depuis, c’est au splendide Musée d’Art Contemporain Reine Sofia (situé face à la gare d’Atocha, C.de Sta Isabel, 52) que ce manifeste pour la paix de Picasso hypnotise les visiteurs.

Alors que l’Europe est ravagée par les conflits, Picasso prend la décision de rester en France. Il peut rejoindre New York City comme de nombreux artistes mais n’en fera rien. Il dispose dans la capitale française de son atelier et de toutes ses collections. Il est hors de question qu’il abandonne cela. L’artiste à la renommée mondiale se sent aussi intouchable, même si ses positions sont claires. Sa renommée internationale lui permet d’ailleurs de continuer à travailler avec peu d’ingérence de la part des autorités. Bien entendu, les artistes, dans ce Paris occupé, sont réduits au silence. Mais cette période est celle où Picasso s’enferme dans ses ateliers de la rue des Grands Augustins (dans le 6ème) et continue à peindre. Il y est prolifique et sa production artistique du moment alimentera une exposition qui lui sera consacrée après la fin de la guerre en 1944. 65 tableaux dont le sulfureux « L’Aubade » surprennent. Des formes martyrisées non réalistes, de vives émotions qui se dégagent des toiles, tout y incarne la résistance. « L’Aubade », peint en 1942, est la représentation de deux corps (cadavres ?) enlacés (des martyres enfermés dans des caves pour échapper aux Allemands ?) face à un guitariste dont les formes sont incisives, tranchantes, contrastant avec le couple meurtri.

Alors que la guerre a pris fin, le monde découvre les horreurs des camps de concentration. Picasso est en choc. Il peint « Le Charnier ». Il devient le peintre de l’actualité, celui qui a sa place dans la réalité du monde. On y voit un empilement de corps martyrisés. Des flammes sur le côté gauche évoquent la destruction des corps par le feu. Ce tableau reprend des éléments de tableaux antérieurs de l’artiste, notamment « Guernica ». Le MoMA acquiert cette œuvre majeure en 1971.

Double lecture pour cette œuvre cubiste mais pas que…

Bien entendu, on découvre dans l’œuvre la présence de structures cubistes. Mais elles ne sont pas les seules à avoir été choisies par le maître en cette période de fin des années 30. Même s’il n’a nullement appartenu au mouvement surréaliste, les représentations cauchemardesques évoquent ce courant. On peut aussi noté le réalisme de par le choix du noir et du blanc. Se dégagent de cette œuvre souffrance et horreurs de la guerre. « Guernica » bouleverse. « Guernica » est aussi puissante que cette destruction et ce massacre.

Tout est contraste dans cette œuvre, les couleurs, les formes arrondies pour les personnages symbolisant les victimes de ce massacre et les formes aigues, anguleuses, exprimant la violence.

José Maria Juarranz de la Fuentes, professeur universitaire, défraie la chronique en réinterprétant l’œuvre de l’artiste. Il y décèle une double lecture. Celle de l’atroce bombardement est en effet accompagnée d’une représentation plus personnelle de l’artiste. Le célèbre marchand d’art allemand Daniel Henry Kahnweiler s’est également prononcé dans ce sens. On peut voir, selon eux, dans « Guernica », trois étapes importantes de la vie de l’artiste. Tout d’abord, le terrible tremblement de terre de Malaga alors qu’il était âgé de 3 ans (décembre 1884). Ensuite, ses problèmes sentimentaux avec sa première femme Olga Khokhlova (qu’il symbolisait souvent sous les traits d’un cheval). Enfin, le suicide de son ami Carlos Casagemas qui laissa l’artiste désemparé.



Des animaux, des flammes, une ampoule, …

Intéressons-nous enfin aux différentes parties de cette composition.

Tout d’abord, c’est par le biais d’une ampoule que l’artiste symbolise le bombardement. Pas de bombe dans la toile, juste cette ampoule qui est placée au-dessus de tous les personnages. La lumière de cette lampe pique littéralement avec ces triangles acérés qui en jaillissent.

Sous la lumière, c’est avant tout le cheval qui attire l’attention. Une flèche l’a transpercé. L’animal est éventré. On ressent le hennissement de douleur du pur-sang. Toute la souffrance infligée au peuple espagnol se concentre dans l’animal qui se tort de douleur. C’est l’image de l’Espagne massacrée. L’artiste ajoute aussi le symbole de la mort avec un crâne humain qui apparait de manière subliminale au niveau de ses dents et de ses narines.

Picasso a choisi le taureau, un de ses animaux fétiches, pour représenter le vil combat entre l’humain et le bestial. Cet animal symbolise dans cette œuvre l’Espagne de Franco et de manière générale, les régimes totalitaires. On retrouve la dualité du bien et du mal.

L’ajout d’un autre animal fétiche de l’artiste symbolise la paix troublée. Une colombe est en effet à peine visible, comme si elle avait été effacée par Picasso. Les bombardements ont pris la place de la vie paisible dans cette petite ville basque, la guerre remplace la paix.

Les personnages féminins sont les victimes évidentes de ce drame. Une femme tient son bébé mort dans les bras. Elle hurle vers le ciel son chagrin. Un autre personnage féminin est pris dans les flammes qui symbolisent les incendies qui ont fait suite aux bombardements.

Le seul personnage masculin de la toile git au sol. Il tient une épée brisée dans la main. Il parait désarticulé. Inutile résistance héroïque face à ce raz-de-marée de violence, cet homme ne peut rien face à cette déferlante. Notons malgré tout une petite note d’espoir avec une fleur qui pousse près de la main du courageux résistant et on peut aussi, dans le même ordre d’idée, repérer une bougie.

L’art comme instrument de guerre

Picasso ne s’est jamais étendu sur l’interprétation de l’œuvre « Guernica », ni aux messages qu’il fallait lui attribuer. Peut-être est-ce simplement pour éviter de faire de lui un artiste engagé. Il n’a jamais voulu l’être même si son engagement auprès des Communistes après la deuxième guerre mondiale prouve le contraire. Peu importe, les trois toiles précitées parlent pour lui. Elles sont un puissant objet politique. « Guernica » continue à déplacer les foules et en ces temps de conflits aux portes de l’Europe, elle fait figure de devoir de mémoire. Un appel puissant à la paix qui émeut et qui bouleverse, un message qui prend des allures intemporelles.