Il n’y aura de vie qu’avec les insectes…

Rédigé le 04/03/2024
Frederic André


Marlene Huissoud est devenue l’ambassadrice de ce petit monde d’insectes pollinisateurs. Les actions qu’elle mène à travers ses créations design proinsectes prennent par exemple des allures de chaise mais qui n’en sont pas. Ce sont autant de messages de sensibilisation et l’artiste designer expérimentale française le répète, elle ne travaille pas au départ d’insectes mais elle collabore avec ceux-ci, la différence est majeure. Toujours à l’écoute de ces espèces animalières menacées, elle a développé des procédés de recherche et d’expérimentation afin de créer de nouveaux matériaux comme une résine d’abeille cassante comme le verre et un cuir dont les origines sont à rechercher dans le cocon du ver à soie. Ces meubles deviennent des refuges pour ces petits êtres et sont autant de pièces uniques, le fruit d’un travail artisanal de milliers d’heures. Les créations obsessionnelles de Marlène Huissoud surprennent et interrogent mais elles sont avant tout de puissantes armes pédagogiques. Qu’elles soient enfermées au cœur d’un musée donnant la sensation qu’elles vont s’encourir sur leurs pattes tant elles paraissent vivantes ou qu’elles illuminent un parc arboré, offrant une chaumière aux petites créatures mais aussi un livre ouvert sur un monde passionnant, ses œuvres singulières sont de véritables hommages rendus aux petits invertébrés. L’« écoartiste » a reçu nos équipes et nous en révèle un peu plus sur son art et ses intentions.



Dans le tourbillon incessant de la vie moderne, Marlène Huissoud trouve refuge et inspiration dans la quiétude de l'hiver. Originaire des majestueuses Alpes, proche de la frontière Suisse, elle puise son amour pour la nature dans ses racines familiales, où les montagnes escarpées et les abeilles laborieuses ont façonné son enfance. Cette connexion profonde avec le monde naturel est au cœur de son travail artistique, imprégnant chaque création de son essence organique et de sa vitalité. Marlène s’est engagée activement envers les insectes, des créatures souvent sous-estimées, mais essentielles à la survie de notre écosystème. Son amour pour ces petites bêtes s'est métamorphosé en une véritable passion artistique, donnant naissance à des œuvres uniques qui célèbrent leur beauté et leur importance. Une de ses pièces emblématiques, "Cocoon Cabinet #6", a fait le voyage jusqu'au Centre Pompidou de Malaga, dans le cadre de l'exposition "Habitar un lugar" (Habiter un lieu). L’artiste espère pouvoir visiter Malaga prochainement pour y retrouver sa sculpture mais aussi peut-être pour y trouver de nouvelles sources d'inspiration pour ses créations à venir.



L’oeuvre « Cocoon Cabinet #6 » de Marlène Huissoud vous attend dans l’exposition “Habitar un lugar” du Centre Pompidou de Malaga, Muelle Uno, Pje. del Dr. Carrillo Casaux. Et découvrez l’univers de l’artiste sur sa page web: www.marlene-huissoud.com


« Pour moi, les insectes représentent la vie dans sa forme la plus pure et sensibiliser le public à leur importance est une mission qui me tient particulièrement à cœur » nous confie-t-elle. Son travail artistique va bien au-delà de la simple esthétique, il vise à éveiller les consciences sur la fragilité de notre environnement et sur l'urgence de protéger ces précieux insectes pollinisateurs.



Son engagement ne se limite pas à la création artistique et s'étend également à l'éducation et à la sensibilisation du public. « Il est crucial d'informer les gens sur l'importance des insectes dans notre écosystème », explique-t-elle. « C'est pourquoi je m'efforce d'intervenir dans les écoles et les communautés pour partager ma passion et mon savoir ».

L'art de Marlène transcende les frontières de la simple représentation visuelle pour devenir un véritable moyen de communication et de sensibilisation. Ses œuvres, souvent accompagnées d'odeurs et de textures évocatrices, invitent le spectateur à une expérience sensorielle immersive, le plongeant au cœur de la nature.



Mais au-delà de son engagement environnemental, Marlène rêve aussi de créer un monde où l'art et la science se rejoignent pour célébrer la beauté et la diversité du règne animal. Son projet ultime prendrait les traits d’un "Palais des Insectes", un lieu où les visiteurs pourraient explorer et apprendre à connaître ces petites créatures qui jouent un rôle si vital dans nos vies. À travers ses œuvres, Marlène Huissoud transmet un message d'amour et d'espoir, nous invitant à redécouvrir la magie de la nature et à renouer avec elle. Son art, bien loin d'être simplement décoratif, est un appel à l'action, une invitation à préserver notre planète pour les générations futures.


 

Interview complète 

 


Comment allez-vous Marlène Huissoud, comment se déroule cette période hivernale d'introspection et de reconnexion avec vous-même ? J’ai pu comprendre que votre mode de vie est calqué un peu sur les saisons avec des phases différentes en fonction de la période de l’année.  

Je vais bien et c'est vraiment ça, c'est l'hibernation que je recherche pendant la période hivernale. C’est le moment de l’année où je n’ai pas d’assistant à l’atelier et où tout est calme. C’est aussi agréable de me reclure dans cet espace. C’est important de se ressourcer et puis de trouver de nouvelles inspirations.

Comment l’œuvre « Cocoon Cabinet #6 » est atterrie au Centre Pompidou de Malaga dans le cadre de l’exposition « Habitar un lugar » (« Habiter un lieu »)?

Cette œuvre a été acquise par le Centre Pompidou de Paris et depuis cette acquisition, c’est vrai qu’elle voyage beaucoup. Elle est passée par l’Hôtel des Arts de Toulon, l'hôtel des arts par la Fabrique du Vivant aussi, le Centre Pompidou à Paris et puis maintenant, Malaga, jusqu’en 2025 si je ne me trompe. J’espère vraiment m’y rendre et par la même occasion visiter une ville qui m’attire mais que je ne connais pas.

D'où vous vient cette passion des insectes ? On les retrouve dans vos œuvres et j’ai pu comprendre que petite, vous construisiez des abris pour les fourmis ?

C’est vrai, j’ai grandi dans les Alpes, à la frontière suisse en pleine nature et mes parents étaient apiculteurs professionnels. Du coup, j'ai grandi vraiment au milieu de nulle part, dans les montagnes. Souvent, on partait en caravane en vacances aux quatre coins de l’hexagone et mon père en profitait aussi pour récolter plusieurs types de miel. Ce contexte m’a poussé à un amour profond de la nature au sens large. Lors de mes études, j’ai débuté un master de recherche à Londres et j’y ai développé tout un projet célébrant le monde fascinant des insectes. Et depuis, ils sont au centre de mon travail.

Des êtres dont la survie est essentielle…

Tout à fait, prenons l’exemple des pollinisateurs. Sensibiliser le public à leur disparition et à l'importance qu'ils ont pour nous en tant qu'êtres humains et pour la planète en général est l’une de mes missions. Les 5 dernières années, j’ai réalisé différents projets d’habitats pour eux, pour qu’ils puissent se réfugier, qu’ils puissent se retrouver en ville afin d’améliorer la biodiversité. Récemment, dans la jungle au Mexique, nous avons créé une énorme maison pour les abeilles. Il faut trouver les bons matériaux et parvenir à rendre visible leur beauté et la sublimer et puis cet habit va bien entendu leur être utile. Il y a cette volonté de rendre l’approche humaine beaucoup plus empathique vis-à-vis des insectes. 

D’où vient le choix du ver à soie et de l’abeille pour vos créations ?

Bien entendu, je suis partie du système d'exploitation des insectes et il est vrai qu’autant les vers à soie que les abeilles sont les insectes que l’homme exploite le plus. Ma démarche est donc de prendre une contrepartie de l'exploitation humaine pour redonner enfin du naturel aux insectes et pour recentrer l’attention sur l’insecte proprement dit et non ce qu’il produit. Il y a une réelle volonté de casser cette exploitation et j'ai réalisé beaucoup de ruches qui ne sont pas là pour produire du miel mais qui sont avant tout des habitats pour ces abeilles, avec une attention particulière pour leur cycle de vie. La question d’habitat est très importante pour moi avec ces refuges pour les pollinisateurs, papillons, guêpes, abeilles sauvages, …

Et de la protection des fourmis à un véritable travail de fourmi, il n’y a qu’un pas que vous franchisez avec vos équipes. Prenons par exemple l'extraction de fibre après fibre, de cocons de ver à soie pour le « wooden leather », c’est un travail de titan et tellement délicat, véritablement exceptionnel…

Oui, c'est un travail titanesque, ce sont parfois 1500 heures de travail comme la dernière réalisation. Une année de travail pour une seule œuvre, cela interroge aussi sur une production qui n’est plus une question de rendement mais presque du rythme de l’insecte lui-même. En tant qu'artiste, en tant que designer, la question est de savoir ce que l’on va faire, qu’est-ce qu’on va créer, à quel rythme et ce qui va faire sens dans ce monde. Le constat est général dans les salons comme ceux de Milan avec des productions en série qui se multiplient, cela doit s’estomper. On en a besoin. Il y a cette volonté dans le milieu d’un retour à quelque chose de plus tranquille, de beaucoup plus lent, plus respectueux de la nature, des matières, de la production aussi. J’ai cette envie de déconstruire les cycles de production également.

Votre projet de ruche, créé pour l'Abbaye de Maubuisson, c’est une pièce artistique mais il y a aussi un côté pédagogique…

Ils m’ont commandé une œuvre pour le parc qui soit à la fois une pièce artistique mais aussi un outil didactique et pédagogique. Le défi était de taille avec cette ruche qui fait près de 3m50 de hauteur avec cette entrée placée en hauteur, sécurisée pour les spectateurs. On admire la pièce mais on peut aussi observer comment les abeilles vivent ensemble. Cela devient un outil éducatif. J’interviens souvent dans des écoles, donne souvent des conférences pour sensibiliser des publics différents. La démarche avec cette ruche est donc un habitat tout confort qui est une fenêtre ouverte sur un monde dont on sait peu et ce n’est pas une énième ruche fabriquée pour produire du miel. L’idée d’une œuvre en extérieur, accessible à tous, me séduit aussi, cela casse les codes, c’est abordable à tous, de ceux qui vont l’intellectualiser, les amateurs d’art contemporain, à ceux qui vont seront sensible au côté pédagogique, pourquoi pas des enfants de 5 ans, intrigués par ce qu’ils ont devant eux. Il y a ces formes organiques aussi, très vivantes. Pour moi, ce qui est très important c’est ce que l’on transmet, le fait que l’on sensibilise et le travail de pédagogie derrière mes œuvres.

Il y a le côté pédagogique mais aussi le côté durable. Vous avez aussi fait le choix de quitter Paris et de rejoindre à la campagne, un retour au calme, à la nature, loin de la pollution…

Pour moi, les questions de valeurs et d'authenticité sont au centre de mon travail. Je vais faire attention avec qui je collabore. Il y a aussi le respect des chaînes de production au sein de mon atelier, une attention particulière aussi pour les matériaux que l’on emploie. Je suis installée à une heure de Paris mais j’espère bientôt m’installer dans les Alpes prochainement. Cela fait sens pour moi, ce rapport direct avec la nature.

Donc si je vous pose la question où aimeriez-vous vous réfugier, ce serait du côté des Alpes alors ?

Oui vraiment en plus j’y possède quelques terrains agricoles. Dans ma famille, on est soit apiculteur soit fermier, toujours en contact avec la nature. 

Existe-t-il un rêve ou un projet ultime qui vous motive ?

Développer une sorte de Palais Idéal, un peu comme celui du Facteur Cheval, mais dédié aux insectes, serait une réalisation incroyable avec des jardins, des sculptures pour les insectes, c’est un peu un projet de vie. Tout ce que j’entreprends a un côté obsessionnel et je pense que ce n’est pas une finalité. J’aimerais offrir une sorte de palais aux insectes sur ces terrains que je possède. Ça célèbrerait aussi mon héritage familial.

Lorsque l’on découvre vos créations, on décèle souvent un aspect menaçant alors que vous, l’artiste, vous êtes plutôt solaire, il y a comme un paradoxe.

Oui, c'est vrai même si je leur trouve quelque chose de sympathique et d’organique. Il y a une ambiguïté qui est assez intéressante. Je pense être quelqu’un d'assez solaire mais il y a aussi un côté obsessionnel dans ce que je fais, il y a un côté thérapeutique dans ce que je fais, aves ces répétitions. Il y aussi un côté méditatif avec toute cette accumulation et cette répétition. En tous les cas, je peux vous dire que je me sens en harmonie avec mes œuvres.

Quelle est la question qu'on ne vous pose jamais et que vous aimeriez que l'on vous pose ?

C'est difficile, ça… Qu'est-ce qu'on pourrait me demander ? Je pense qu’il peut être intéressant de s’intéresser à ce qu’est la réalité de la vie d’artiste ou de designer. A travers les réseaux, est véhiculée une image que je qualifierais de lisse et de sublimée, certainement éloignée de la réalité. Je suis devenue maman il y a 3 ans, on peut se demander c'est quoi la réalité d'une maman artiste par exemple. Cela modifie énormément de choses, cela bouleverse aussi le processus de création, comment on s’adapte face à cela. C’est loin d’être un métier facile car on est habité et pris par cette passion travailler 12 à 15 heures sans s’arrêter. Tout est une question de valeur. Et surtout, la plus grande question, je pense, pour un artiste, c'est comment on reste aligné avec ses valeurs, son authenticité… Ne pas se pervertir et rester alignée avec ses valeurs. Je pense que c’est la plus belle ligne de conduite pour un artiste.

Quelle est l’œuvre que vous préparez en ce moment ?

Ma prochaine œuvre commencera à prendre forme dans un mois et je pense qu’elle m’occupera pendant 1200 heures à 1500 heures. C’est une œuvre murale dans l’esprit d’une œuvre que j’ai créée l’an dernier intitulée « Swarm », avec des mini rectangles, du cuir d’insecte que l’on a inventé. Donc, j’ai découpé près de 50.000 petits rectangles à la main et maintenant, je vais les assembler.  

Vous avez d'autres insectes qui dans le collimateur ? Quel est celui qui vous inspirerait de nouvelles œuvres ?

Tous les pollinisateurs en général m'intéressent énormément mais les fourmis, elles font partie de mon univers depuis très longtemps mais je n’ai pas encore déniché ce que j’allais leur proposer. Car cela a vraiment commencé avec les fourmis quand j'étais petite, je créais des petites piscines, des parcs d'attractions ou des habitations pour les fourmis.

Quel message aimeriez faire passer aux lecteurs qui iront découvrir votre œuvre au Centre Pompidou de Malaga ?

Ce qui est intéressant avec mes œuvres, c'est que bien souvent elles sont également olfactives, il s’en dégage un parfum et c’est le cas avec « Cocoon Cabinet #6 » donc n’hésitez pas à vous en approcher, la sentir et surtout ne pas être effrayé. Mes créations sont juste là pour porter un message d’amour et d’espoir.

Un bien beau message en tous les cas, merci Marlène Huissoud de m’avoir accordé cette interview, d’avoir partagé avec nos lecteurs votre passion pour les insectes et surtout de mettre en lumière leur utilité vitale…