Immersion dans la Semaine Sainte

Rédigé le 12/04/2022
Frederic André

UNE IMMACULEE IMMERSION, UNE EXPÉRIENCE UNIQUE...

Après deux années consécutives de privation, l’Andalousie retrouve ses si précieuses processions. Les images du Dimanche des Rameaux à Malaga, Cadiz ou Séville ont rempli de joie, le cœur des Andalous et de tous ceux qui apprécient les traditions de la Semaine Sainte. 

L’Espagne vit chaque année, entre le dimanche des Rameaux et le dimanche de Pâques, au rythme de ces si populaires célébrations. De Madrid à Malaga en passant par Valence et Séville, ces festivités sont déclarées d’intérêt public, une alternance de moments de liesse et de ferveur religieuse. Après ces “crus de 2020 et de 2021” qui seront ceux qui “n’auront pas existé”, c’est le retour de la vie et le retour des festivités. 



Découvrir l’Espagne et plus précisément l’Andalousie pendant cette semaine où l’atmosphère est chargée d’émotion tant de jour comme de nuit, est une expérience unique.

Je me rappelle de cette première expérience avec ce son des tambours et ces sculptures religieuses promenées dans les rues. Lors d’une soirée de mars 2016, nous décidons d’aller visiter en famille, le petit village blanc de Mijas. Dès notre arrivée, l’ambiance qui y règne est tout à fait particulière. Le silence est pesant et l’obscurité, très profonde. Arpentant les ruelles du village et au détour de la place de la Constitution, nous nous retrouvons soudainement au milieu d’une foule entrée dans un mutisme total. 

Au loin, dans cette pénombre, une faible lumière s’approche pas à pas. Aussi, on peut entendre une musique de plus en plus forte, des sons de tambours et de trompettes, comme une rythmique de musique sacrée. Et là, envahissant la petite place du village muet, une horde de pénitents, vêtus de tunique pourpre et de cagoule, la « capirote », prennent possession de la scène. Tous les yeux sont rivés sur ces « nazarenos », plongés dans un silence troublant tout comme la population du village, acquise à leur cause. Au travers de quelques chuchotements, j’obtiens réponses à mes interrogations auprès d’une dame élégante, serrant dans les mains gantées, un crucifix. Elle m’éclaire sur ces cérémonies et traditions. Beauté baroque, spiritualité lumineuse, atmosphère unique, grondement des cuivres, le tout donnant lieu à une scène d’une pure et simple beauté. J’étais conquis. Ainsi fut ma première expérience avec cette dévotion, cet art, ces couleurs et cette musique se mêlant aux actes célébrés, commémorant la mort de Jésus Christ, ces processions si particulières, ici en Andalousie.



Depuis cette soirée mystique passée dans ce petit village blanc de Mijas, situé non loin de Malaga, j’ai pu à de nombreuses reprises voir passer ces trônes portés par les fameux « costaleros » qui, dans certains cas, peuvent dépasser les 200 personnes. Tant à Malaga qu’à Marbella, tant à Séville qu’à Cordoue, tant de manière intime dans de petits villages que de manière hystérique dans de grandes villes en effervescence, on reste bouche bée devant un tel spectacle.
Ces trônes se distinguent par leur beauté incroyable mais aussi par leur poids. Ces imposants cortèges des pénitents ou ces délicates effigies religieuses qu’abritent le reste de l’année, les différentes basiliques et autres petites églises, décorées de fleurs et ornées de cierges, tout est contraste. Et tout ce décorum crée cette magie mêlée à ces mystères de la résurrection de Jésus de Nazareth. Ces statues religieuses me font penser à ma grand-mère maternelle, dont la chambre à coucher en regorgeait tout comme une multitude de bondieuseries. C’est pour moi, une sorte de madeleine de Proust que vivre ces moments si particuliers.



En 2019, j’ai pu vivre cette expérience unique ou ce retour sur soi-même. Participer à un chemin de croix, qualifiée par les catholiques comme une « union aux souffrances du Christ pour le salut de tous ». Cette opportunité me fut offerte par Francisco Javier, un sympathique conducteur de bus. Accompagnant un groupe de Nantais à Malaga et alors que je terminais mes explications sur l’importance que revêt cette semaine sainte sur la population locale, celui-ci, qui ne comprenait pas le français mais saisissait par contre la passion couvrant mes propos, me fit une proposition qui ne pouvait se refuser. « Aimerais-tu participer avec ma confrérie à la procession du Vendredi Saint et porter avec les autres membres et moi-même, le trône ? » Le rendez-vous était donc fixé, j’allais vivre cette expérience unique de l’intérieur et ajouter cette touche d’expertise à mon bagage de guide touristique. La démarche était simple. Il fallait me rendre le lundi suivant au siège de la confrérie, y remplir un document et une personne allait se charger de prendre mes mesures pour la taille de ma tunique, que j’allais emmener accompagnée d’une corde servant de ceinture. Mais l’habit ne fait pas le moine. La question de revêtir la robe sans avoir la foi allait constituer l’étape préalable à ce long chemin de croix. Il y a quelques mois, j’avais beaucoup apprécié l’ouvrage de Denis Moreau, « Comment peut-on être catholique ? ». Avec énormément d’humour et en alternant profondeur et légèreté, il effectuait un état des lieux de notre société et au centre de celle-ci, la place de l’homme qui croit, et de toutes ces raisons qui poussent à être, encore aujourd’hui, catholique. Ce livre avait résonné en moi car il posait cette question que je me posais, pourquoi à notre époque, le catholique continue-t-il à croire. Pourquoi lui demande-t-on de se justifier sur ces croyances souvent perçues comme quelque chose d’extraordinaire ou comme une bizarrerie datée. Dans notre monde rationnel, la foi devient pour beaucoup quelque chose d’incompréhensible. Dans mon fort intérieur également. Alors, cette expérience unique allait pouvoir m’aider à y trouver des explications, et je ne fus pas déçu…
 



Je suis arrivé avec près d’une demi-heure d’avance au siège de la Confrérie de Monte Calvario à Malaga. Le rendez-vous était fixé à 16 :00 pour un départ à 17 :00. Une heure de préparatifs pour une procession déjà bien rôdée. Je fus accueilli chaleureusement par l’«hermano mayor», Arturo Fernandez Sanmartin, responsable de la congrégation. Il m’a immédiatement reconnu. Ce n’était pas compliqué, je faisais figure d’intrus au milieu des fidèles. Il m’a tout d’abord remercié de participer à ce jour tant important pour son groupe. Il m’a aussi signalé qu’à sa connaissance, j’étais le troisième porteur non membre de la confrérie, cercle très fermé. Il me raconta brièvement l’histoire d’un fervent catholique mexicain accueilli, il y a quelques années pour l’événement, comme moi en ce 19 avril 2019. Arturo, bienveillant, ne me posa aucune question sur ma dévotion. D’ailleurs, au cours de toute cette expérience, personne ne m’interrogera sur mes croyances ou sur l’absence de ma foi en dieu. Il m’indiqua une nouvelle fois ma position de porteur alors que les « castaleros » saisissaient leur tunique après avoir, pour certains, enfilé une gaine de renfort comme le font les culturistes.

Je me rappelle avoir été ému par le silence qui régnait dans la chapelle à cet instant précis où un membre de la confrérie, grimpa sur une échelle et alluma les bougies du trône, que j’allais porté, celui de la vierge. Elles allaient scintiller tout au long de ce chemin de croix qui débuta de 17 :00 précises et ce jusqu’au début de la nuit.

En position, nous attendons tous nerveusement, le tintement d’une cloche, annonçant le début de notre voyage qui durera précisément huit heures, un périple de plus de 4 500 mètres traversant les rues et ruelles de Malaga. Je n’oublierai jamais l’angoisse ressentie lorsque j’ai soulevé, pour la première fois, avec les 249 autres hommes, le fameux et ostentatoire « fardeau » au cœur de la chapelle. Il m’a semblé inconcevable, à cet instant précis, de porter pendant des heures ce lourd poids. Je n’avais pas imaginé combien il pouvait être difficile de transporter ces trônes. La première idée qui me traversa l’esprit et qui fit parcourir un frisson dans tout mon corps fut celle que nous allions nous effondrer sous le poids énorme de ce trône. Cette crainte ne dura, fort heureusement, que le temps d’un battement de cil. En effet, c’est dans les yeux de mes compagnons que j’ai trouvé l’apaisement. Un encouragement silencieux, des regards de connivence et une solidarité qui ne feindra pas durant ces 8 heures, longues à certains instants, courtes à d’autres. Peu de paroles ont été échangées lors de ce chemin qui se veut silencieux mais nombreux furent ces échanges de regards bienveillants. Adolescents ou jeunes adultes, hommes matures ou dans la fleur de l’âge, nous étions tous chargés d’une mission. Celle de revenir à la chapelle en milieu de nuit avec ce trône qui nous écrasait l’épaule, la droite en ce qui me concerne, sans chuter, en restant solide, toujours debout. Ce chemin de croix était mon union à la souffrance de mes compagnons, unis quant à eux, à celle du Christ.  

 



Le point d’orgue est sans aucun doute, notre passage au cœur de la « manquita », la « petite manchotte ». La somptueuse cathédrale inachevée de Malaga nous attend et il y règne une ambiance mystique. De magnifiques chants résonnent du chœur, l’odeur de l’encens s’échappe des encensoirs reluisants et le prestige de ce lieu de culte, rend pour moi, athée convaincu, cette expérience mystique.
Alors que la nuit est depuis un long moment, les ultimes mètres qui nous séparent de la chapelle sont des kilomètres, les secondes faisant barrière à notre libération sont des heures. En guise de solidarité, les adolescents du quartier s’intercalent entre nous afin de rendre moins pénible la fin du parcours. C’est émouvant. Les portes de la chapelle sont des bras ouverts, c’est la fin du calvaire. Le chemin de croix se termine au cœur de cette petite église. Là, nous tombons dans les bras des uns des autres dans une liesse assez indescriptible. Le corps meurtri, l’épaule douloureuse, les jambes lourdes et tremblantes, nous sommes vidés de toute énergie mais le cœur rempli.

Une expérience mystique est décrite par les croyants comme une rencontre avec Dieu d’une grande puissance, elle vous tombe dessus sans crier gare. Grâce à cette procession, j’ai vécu mon expérience extatique. Je l’ai partagé avec vous, chers lecteurs, croyants et non croyants, certes, mais amoureux de cette belle Andalousie et de ses traditions et folklores. 
Je vous souhaite à toutes et tous une splendide Semaine Sainte, riche en émotions... 

Frederic André 
Rédacteur en chef du magazine Esprit Sud