Furcy, un film nécessaire présenté au Festival du Film Français de Málaga

Rédigé le 13/10/2025
Frederic André


Quelques heures à peine après leur arrivée à Málaga, Abd Al Malik et Makita Samba rayonnent. Le Festival du Film Français bat son plein dans la capitale de la Costa del Sol et les deux artistes talentueux viennent présenter Furcy, un film inspiré du roman de Mohamed Aïssaoui, Prix Renaudot 2010. Entre philosophie, mémoire et humanisme, ils livrent une conversation intense, à l’image de leur œuvre, lucide et profondément vivante.

Quand on demande à Abd Al Malik pourquoi ce livre, il sourit. « Plus qu’un choix, c’est le livre qui est venu à moi », confie-t-il. En 2010, alors qu’il séjourne à La Réunion, de jeunes artistes lui présentent le texte de Mohamed Aïssaoui, espérant en faire une pièce de théâtre. Le projet n’ira pas au bout, mais la lecture le marque durablement. « Je ne me sentais pas encore prêt à raconter une histoire d’une telle densité », reconnaît-il. Dix ans plus tard, alors qu’il revient à Paris après plusieurs engagements autour de la mémoire de l’esclavage, le réalisateur Étienne Comar l’appelle. Il lui tend le même livre. « J’ai compris qu’il était temps. » Pour Abd Al Malik, raconter Furcy, c’est bien plus qu’un projet de cinéma. « Nous vivons une époque dangereuse. Il faut regarder nos histoires collectives, même les plus sombres, et en extraire un outil de réconciliation. »



Furcy projeté en exclusivité ce dimanche retrace le destin d’un homme né esclave, qui ose attaquer son maître en justice pour faire reconnaître sa liberté. Une histoire bouleversante, réelle, universelle, que le réalisateur aborde à travers la fiction. « Ce n’est pas un documentaire, c’est du cinéma. La fiction permet de transmettre, de questionner, de faire lien ». Ce lien, il le revendique jusque dans sa manière de travailler. « Faire un film, c’est faire peuple », dit-il. « C’est rassembler des gens d’horizons différents autour d’une œuvre commune, créer des solidarités. Avec Furcy, nous avons compris rapidement lors du tournage, le poids de la responsabilité, le devoir de mémoire ».

Pour incarner Furcy, il fallait une présence à la fois physique et intérieure. « Quand Makita est arrivé, c’était une évidence », raconte Abd Al Malik. « Il a le corps, la voix, le regard. Et surtout, il vient du théâtre, comme moi. Je voulais que le film lui rende hommage, sans en être le sujet ». Makita Samba, lui, se souvient d’une rencontre instinctive. « Je ne sais plus si j’ai lu le livre avant ou après le casting. Mais ce qui m’a bouleversé, c’est la relation de Furcy à sa mère. Au-delà du procès, il y a un lien filial, une blessure intime ». Le tournage, réalisé en grande partie à La Réunion, a renforcé cette profondeur humaine. « Là-bas, tout est symbolique, la beauté, les tensions, la diversité », confie Abd Al Malik. « Raconter La Réunion, c’est avant tout, raconter la France».



Fidèle à sa philosophie, Abd Al Malik refuse la fatalité et prône le faire ensemble. « On n’a pas le choix », affirme-t-il. « Soit on construit, soit on crève ». L’artiste alsacien, musicien, rappeur, auteur et penseur, s’est toujours attaché à transformer les blessures en force. « Ce qui compte, c’est la cohérence. Être capable de se regarder dans un miroir et de se dire, je suis digne. C’est mon fil rouge ». Dans Furcy, cette dignité traverse chaque plan. L’histoire de l’esclavage n’est pas traitée comme une page figée du passé, mais comme une matière vivante, toujours active. « Les traumatismes de cette histoire se sont transmis jusqu’à aujourd’hui », explique-t-il, « mais l’art peut aider à les déconstruire pour avancer ensemble, positivement ».

Sur le plateau, la relation entre le réalisateur et son acteur s’est construite dans la confiance. « Makita est rigoureux, sérieux, très à l’écoute », souligne Abd Al Malik. « Il est force de proposition, toujours juste. » Makita se souvient d’un moment fort. « Il savait exactement où il voulait aller, mais il laissait aussi de la place à l’intuition. Sur une scène clé, je lui ai proposé un autre geste, une autre émotion. On a tourné les deux. Au montage, il a gardé la mienne. » Le réalisateur sourit. « C’est devenu l’une des scènes les plus puissantes du film, et je l’en remercie ».

Chez Abd Al Malik, l’art n’est jamais dissocié de la pensée. Formé à la philosophie et nourri de spiritualité, il revendique le questionnement comme moteur. « Qui suis-je ? Où vais-je ? Ce sont les deux seules vraies questions. Le cinéma, comme la poésie ou la musique, est un miroir d’humanité. Ce qui m’intéresse, c’est ce qui nous relie ». Juliette Gréco, qu’il appelle affectueusement “ma sœur d’âme”, lui a transmis une leçon qu’il n’a jamais oubliée : « Le courage d’être soi, contre vents et marées».

Pour celui qui fut Régis avant de devenir Abd Al Malik, la spiritualité est une continuité, pas une rupture. « Je viens d’une famille catholique. Quand j’ai choisi l’islam, j’ai pris le prénom Abd al Malik parce qu’il signifie la même chose que Régis : celui qui gouverne par la sagesse. » Quelques années plus tard, à la faculté, il découvre l’histoire d’al-Andalus et le calife du même nom. « Je me suis dit qu’il n’y a pas de hasard ». Son regard sur l’Andalousie, où il pose les pieds une nouvelle fois à l’occasion du festival, est chargé de respect et de lucidité. « Cette terre rappelle que les civilisations ont toujours été des mélanges. Qu’on le veuille ou non, on vit ensemble. Et l’histoire nous montre que l’harmonie est possible ».


Abd Al Malik assume un discours que certains jugent trop positif ou trop optimiste. Il en sourit. « Être subversif aujourd’hui, c’est parler d’amour. La violence, c’est facile. Être cohérent, c’est difficile. Mais entre la haine et l’amour, j’ai choisi. Mais attention, cela ne fait pas de moi quelqu’un de naïf ». Cette vision irrigue aussi Furcy. Le film est d’une beauté grave et lumineuse, il résonne avec notre époque. « Nous vivons une transition civilisationnelle », répète le réalisateur. « Si les femmes et les hommes de bonne volonté s’unissent, les trente prochaines années seront lumineuses. Sinon, c’est le chaos ».

À la fin de l’entretien, quand on leur demande qui sont les Furcy d’aujourd’hui, Abd Al Malik répond sans hésiter et avec force : « Toutes celles et ceux qui comprennent l’importance du savoir, de l’éducation et de l’amitié ». Makita ajoute doucement : « Et tous ceux qui se battent, chacun à leur manière, contre les situations de domination, pour leur reconstruction et celle des autres ».

Quelques minutes plus tard, sous le soleil andalou, ils rient devant l’objectif. Leurs mots résonnent encore : sérieux sans solennité, conscients sans cynisme. L’un et l’autre incarnent cette conviction que le cinéma, comme la poésie ou la musique, peut relier ce qui se défait. Furcy, leur film, n’est pas qu’un récit d’esclavage. C’est une méditation sur la liberté, la dignité et la nécessité d’aimer malgré tout. C’est une histoire d’amour et de l’amour, on en a tant besoin…